La température

La température a changé. La saison s’avance. L’automne est encore ensoleillé, mais avec, déjà, cette couleur de tabac qui imprègne tout, les arbres comme les façades, et indique que l’on bascule vers l’hiver. Le trottoir où je marche est cendreux. J’ai mis des bottes souples, dans lesquelles je me sens à l’aise pour aller chez la Générale. Deuxième visite. Je la fais sans enthousiasme excessif, je dois l’avouer. Mais devoir oblige.

La fatale « domestique » me reçoit avec un air plus guindé encore que la fois précédente et me fait entrer dans un salon où je n’avais pas encore eu l’avantage de pénétrer. Madame dort, dit-elle, il faut attendre un moment. Je pense que la Générale dort beaucoup et souvent. Je suis pourtant là à l’heure exacte : trois heures de l’après-midi, le jour prévu, le mardi. Du thé à l’orange ? me demande la domestique d’une voix acérée. Je remarque alors que, par une curieuse coïncidence, elle porte des bottes elle aussi. Mais elles sont tout à fait différentes des miennes. D’abord, parce qu’elles sont portées dans un intérieur, ce qui a quelque chose de surprenant. Ensuite, parce qu’elles ne sont pas souples du tout, plutôt rigides, très boutonnées, et d’un noir austère. D’ailleurs, elles sont en partie cachées par une longue jupe de cuir qui est d’un effet plus singulier encore. L’étrange personne porte en outre un chemisier (est-ce le même que la dernière fois ?) qui lui serre le cou jusqu’à l’étranglement. Et un chignon sévère. Je la remercie, lui dis que je boirai le thé plus tard, si elle y tient absolument. Ces mots malheureux : « si vous y tenez absolument », paraissent résonner à ses oreilles de très désagréable façon. Elle prend un air offensé, et en même temps chagrin, douloureux. Tandis que je m’assois dans un fauteuil, elle s’assoit carrément en face de moi avec un parfait sans-gêne et se met à m’observer en silence, comme si elle voulait faire passer d’elle à moi un reproche muet.

Je me demande si cela va durer longtemps. Apparemment cela dure. Une grosse horloge du XIXe siècle est là, sur ma droite. Je la regarde comme pour lui réclamer du secours. Mais les deux longues aiguilles de métal semblent d’une immobilité désespérante. Elle est immobile aussi en face de moi, le buste droit, et elle me regarde d’une manière appuyée qui tout d’un coup semble devenir vaguement attendrie. Les secondes passent. Je promène les yeux autour de la pièce, pour ne pas rencontrer les siens. Les murs sont pleins de souvenirs et de vieux tableaux. Dans un cadre, des décorations, des médailles, un grand cordon avec une sorte d’aigle impérial. Des cartes de navigation, des estampes. Les pièces d’un musée poussiéreux. Là-bas, toutefois, dans un angle, une petite armoire vitrée un peu plus pimpante, prise dans le faisceau de deux projecteurs électriques semblables à des spots. Curieux. Je me lève pour aller voir, ce qui me permet de rompre cet insupportable tête-à-tête. L’armoire est pleine de petits drapeaux rouges marqués à l’emblème de la faucille et du marteau, l’un troué, en lambeaux, comme s’il avait été lacéré par des balles. On voit aussi toutes sortes d’insignes, des gravures qui doivent évoquer des épisodes révolutionnaires, certaines des scènes de la Commune de Paris, deux grandes images colorées comme des tarots qui représentent des personnages historiques dont les noms sont écrits au-dessous : si je lis bien (mais il faut que je me penche), Mathias Corvinus rex et (vraiment beaucoup de peine à déchiffrer) Béla Kun. Au-dessus de l’armoire, une photo de Lénine sur un socle représentant une gerbe de blé torsadée surmontée d’une étoile rouge. C’est cette photo qu’éclairent les deux spots, comme feraient des cierges sur un autel.

C’est le coin de Madame ! dit la voix lancinante. Puis, après un énorme soupir : Quel gaspillage d’électricité ! Elle exige que ce soit éclairé ainsi en permanence ! Je continue à regarder, penchée, les mains derrière le dos. Nouveau soupir. Elle poursuit : Madame est affligée de cette lubie-là, rien ne l’en guérira plus maintenant, elle est allée jusqu’à menacer de déshériter toute sa famille si on ne la prenait pas au sérieux. Troisième soupir : Il faut bien la prendre au sérieux, mais c’est la consternation générale, plus personne ne vient la voir, et il faut que je supporte tout. Jusqu’à quand ? Elle finira dans la solitude et dans la démence, d’ailleurs vous vous êtes rendu compte ! Je réponds sans tourner le dos : Je ne me suis rendu compte de rien, elle est charmante et d’une très belle énergie pour son âge, d’une remarquable lucidité. Réplique cinglante : Eh bien, retrouvez-la !

À ce moment précis, une sonnette retentit. La Générale appelle de sa chambre. Elle a dû constater qu’elle avait laissé passer l’heure. Je la trouve assise dans son lit, un énorme oreiller dans le dos, très fraîche, l’œil pétillant. Nouchka, me dit-elle en me tendant la main, j’ai dormi un peu plus longtemps que prévu, excusez-moi, mais me voici prête, nous allons reprendre la lecture exactement où nous l’avions laissée, permettez-moi simplement de jeter ce châle sur mes épaules, ou plutôt aidez-moi à le faire. Je l’aide à se couvrir d’un gros châle de laine rouge. Magnifique, superbe couleur ! dit-elle avec le grand roulement magyar. Elle se cale bien. Voilà, allons-y ! Elle me tend le livre, marqué à la page où j’ai dû m’arrêter la dernière fois. Je n’ai pas le choix. Il faut que je continue l’affreux texte :

« … À partir du moment où s’est développée la propriété privée des objets mobiliers, il fallait bien que toutes les sociétés où cette propriété prévalait eussent en commun le commandement moral : Tu ne voleras pas… »

Elle m’interrompt pour ricaner : Tu ne voleras pas ! Et comment ! Ils n’ont fait que ça toute leur vie, les boyards, voler le peuple ! Continuez, Nouchka.

« … Mais ce commandement devient-il pour cela un commandement moral éternel ? En aucune façon. Dans une société où il n’y a plus de motifs pour voler, où, à la longue, les vols ne peuvent donc être commis que par des fous, comme on rirait du prédicateur de morale qui voudrait proclamer solennellement cette vérité éternelle : Tu ne voleras pas ! »

Oui, dit-elle, m’interrompant une fois encore, on rirait ! Des fous, il n’y aurait que des fous pour voler ! C’est proprement génial ! Ne trouvez-vous pas, Nouchka ? Mais je sens que ce texte vous ennuie… Posez le livre, et prenez cet autre, là… C’est la Critique de l’économie politique… vous pensez certainement que Marx n’a écrit que des choses assommantes, il n’y a qu’à voir votre mine et votre manière un peu dégoûtée de lire… eh bien, détrompez-vous, vous allez voir ce passage, celui qui est marqué d’un signet de corne, ce doit être la page 166… vous allez trouver un texte merveilleux sur les métaux, oui sur les métaux précieux… un texte de poète… vous ne croyez pas ?… eh bien, lisez.

J’ouvre le livre à la page indiquée. Je suis très agacée, crispée même, et cela doit se voir. Je lis pourtant. Le passage est encore marqué d’une croix :

« L’or et l’argent ne sont pas seulement le caractère négatif des choses superflues, c’est-à-dire dont on peut se passer : leurs qualités esthétiques en font les matériaux naturels du luxe, de la parure, de la somptuosité, des besoins des jours de fête, en un mot la forme positive du superflu et de la richesse… »

Elle me fait signe d’arrêter et commente : Qu’est-ce que vous dites de ça, Nouchka ? Le luxe, la parure, la somptuosité ? Les besoins des jours de fête ? Avouez que vous ne vous attendiez pas à cela !… Je me demande ce que je pourrais bien lui dire, lui répondre, lorsque j’entends la porte s’ouvrir lentement. Je me retourne, pensant que c’est l’autre, qui vient avec son thé. Mais non. C’est le chat mauve. La porte ne devait pas être entièrement fermée et il l’a poussée avec sa nuque et son dos tout pelotonnés. Il entre doucement maintenant et, sans hésiter, saute sur le lit. La comtesse le prend dans ses bras et se met à le caresser, tout en m’intimant (assez fermement) l’ordre de continuer. Je m’exécute :

« … Ils sont dans une certaine mesure de la lumière dans sa pureté native que l’homme extrait des entrailles de la terre, l’argent reflétant tous les rayons lumineux dans leur mélange primitif, et l’or ne reflétant que le rouge, la plus haute puissance de la couleur… »

Vous entendez ? dit-elle (non, je n’entends rien, j’ai dit que j’avais du mal à percevoir le son de ma propre voix, et ce n’est pas chez elle que cela va changer !). Vous entendez ? De la lumière dans sa pureté native ! L’or ne reflétant que le rouge, la plus haute puissance de la couleur ! Le rouge ! Peut-on dire les choses mieux, et plus fortement ? Que cela est beau ! Elle ferme les yeux, littéralement pâmée, continuant à caresser le chat.

« Or le sens des couleurs est la forme la plus populaire du sens esthétique en général. Le lien étymologique existant dans les différentes langues indo-européennes entre les noms de métaux précieux et les rapports de couleurs a été établi par Jacob Grimm… »

Si pâmée, les yeux si clos, que je me demande si elle n’a pas glissé encore une fois dans le sommeil. Le chat aussi d’ailleurs.